Publié aux Éditions du commun il y a un an, le recueil de poésie Mon corps de ferme d’Aurélie Olivier nous renseigne sur une enfance à la campagne qui n’a rien d’idyllique. Écrasée par le capitalisme industriel, soumise à la loi du silence, la ferme se dévoile toute autre que dans les contes. De passage à Bruxelles en septembre, l’autrice a présenté son œuvre sous forme de lecture performée.

Nu de dos

Aurélie Olivier signe avec Mon corps de ferme une série de poèmes ancrés dans son réel. Celui d’une fille d’agriculteur·ices dans un petit village breton, en pleine apogée du capitalisme agro-alimentaire. À 36 ans, alors qu’elle a quitté la ferme à 18, elle tente enfin de comprendre ce qui l’a poussé à déserter et pourquoi elle n’y est jamais vraiment parvenue. 

Voilà un texte doublement cadenassé pour le critique : parce qu’il appartient au genre du témoignage, parce qu’il appartient à la littérature militante. Sa thématique infiniment vaste (le monde agricole, le capitalisme, le sort des femmes) et infiniment intime (personne n’aurait pu livrer ce récit à la place de l’autrice) peut laisser interdit. Comment l’attaquer ?

Personnellement, j’ai pas mal rôdé autour sans trouver de porte d’entrée. Je me suis heurté à l’ironie grinçante, constante, que je trouvais facile. Je me suis heurté aux jeux de mots qui me tiraient la langue et ne m’apprenaient rien. Je me suis heurté à une pudeur que je comprenais sans la comprendre, un nu de dos.

Sur le bord de la route nationale
parmi les champs exploités
entre le parking et le bois des sangliers
le collège se fixe à heures dures

Le privé fournit aux parents démunis
le cadrage de leur descendance
ils mettent le prix pour honorer
le catéchisme des générations

Dans la chapelle et la salle de classe
prêtre et directeurs se succèdent
les commandements commandos
propagent la parabole béate bébête

Mais les joues de Julien Sorrel existent
mais les charniers de l’histoire existent

Et nous nous promènerons dans les bois
plus cochons que sangliers

Alors qu’on me parlait depuis l’intérieur, de choses très profondes et sérieuses, je recevais chaque mot avec une distance énorme. Était-ce à moi de me rapprocher ?

Face à moi

Le 21 septembre, je profite de la venue de l’autrice à Bruxelles dans le cadre du festival FAME pour en avoir le cœur net. Ce soir-là, Aurélie Olivier se livre à une lecture-performance où, pieds nus, elle parcourt son « premier livre personnel ». Des projections d’images et des graphiques paraphrasant le texte se répondent sur ses habits couleur chair. À l’avant de la scène, une corde tendue fait office de frontière entre elle et le public. 

Ses intonations et jeux de sourcils ne laissent pas de place au doute. Un humour corrosif irrigue bien Mon corps de ferme, même s’il est rudement contrebalancé par des déclarations affolantes et prosaïques : dette, insémination artificielle, statistiques sur l’emballement de l’élevage intensif.

Les cafés du port proposent
des glaces au goût Schtroumpf
mais les algues vertes sont bio

Dans le public, quelques rires étouffés, mais pas trop quand même : le sujet est grave. Nous nous déplaçons d’ailleurs vertigineusement d’une vue surplombante de l’agrobusiness breton au corps de l’autrice qui nous fait face. 

Faisant fi de mes rêves de liberté, le mélanome,
ce salaud qui menace ma peau, conjugue, beaux restes
de tradition familiale obligent, trois mots expéditifs,
à l’impératif :

Mets-là, nomme

Le sujet est proche, il me fait face. Tellement qu’il m’échappe. Encore. Qu’est-ce qui me déstabilise dans cette littéralité ? Elle est pourtant bien à sa place, puisqu’on comprend le silence qui gouverne une enfance comme celle qui est décrite et cette difficulté à regarder les mots dans les yeux. Mais les calembours ne seraient-ils pas encore une occasion de se défiler ? 

Je pense aux titres de Libé. Je pense à mes sœurs. Le texte s’écoule. Certains passages prennent un nouveau relief.

Les filles touchent avec les yeux les soutiens-gorge
au rayon lingerie de l’Intermarché
La pilule du lendemain n’existe pas
à la pharmacie du bourg

À intervalles surprises, une génisse est portée disparue

Avant que je percute, tonnerre d’applaudissements. Aurélie Olivier s’est glissé sous la corde tendue. Elle rejoint en bord de scène Milady Renoir, poétesse (et) féministe jouant ici le rôle de modératrice, et Ariane Charrière, membre du Mouvement d’Action Paysanne (MAP) qui se décrit comme « paysanne, éleveuse, transformatrice de fromage et mère ».

Effet secondaire

À trois, elles tissent une conversation passionnante, politique et apaisée – des adjectifs qui se côtoient peu. Le texte se mue en ressort, sur lequel on peut appuyer pour faire jaillir des thématiques urgentes : droit à l’enfance, précarité des paysans et paysannes, modèles alternatifs, bien-être animal, féminisme. Entre mille autres choses, j’apprends que dans l’univers agricole, la discrimination envers les femmes s’illustre avec force dans l’accès difficile au crédit et au droit foncier, donc – sans surprise – à l’autonomie. 

D’où peut-être le brûlant du texte d’Olivier, qui a d’ailleurs piqué les yeux de certaines personnes dans la salle. Sans qu’on passe à un moment de question-réponse institué, des vécus se racontent spontanément. On sent dans ces paroles le poids des non-dits. Une masse aberrante que n’imaginent pas toujours les habitant·es du monde hors-de-la-ferme.  

C’est là, dans l’espace de cette brèche, que se révèle la poésie d’Aurélie Olivier et que je peux l’envisager et l’encourager. Ça tombe sous le sens, avec le recul, pour une poétesse guidée par la voix d’Audre Lorde. « Poetry is the way we help give name to the nameless so it can be thought. » écrit cette dernière dans un court essai bien connu des féministes.

Je reconnais ici le pouvoir de ce texte qui ne m'a pas touché, qui en touchera d’autres, et qui aborde des questions auxquelles il est impossible de rester indifférent·es. Une conclusion en demi-teinte donc, mais qui se justifie peut-être pour une œuvre qui, quand elle tutoie son lectorat, dit ceci :

Si toi aussi, tu es une exception qui confirme les
normes de l’agroalimentaire, s’il te plait, écris-moi.

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Mon corps de ferme

de Aurélie Olivier
Éditions du commun, 2023
70 pages