Prix Rossel de la BD 2022, Nettoyage à sec est un objet étrange, influencé par l’expérience cinématographique de son auteur. Son intrigue, centrée autour d’un anti-héros par excellence, se veut simple, ce qui permet, par contraste, de se concentrer sur une scénographie urbaine époustouflante et la psychologie complexe du personnage principal.

Quelle étrange rencontre que ce livre ! Je l’ai dévoré un dimanche matin bien gris au fond de mon lit. Je n’aurais pas pu rêver mieux pour faire connaissance avec Nettoyage à sec, prix Rossel de la BD 2022. L’intrigue n’est pas des plus complexes, tout le contraire de ses personnages et des paysages dans lesquels ils évoluent.. Après ma lecture, j’ai eu la chance de discuter avec son auteur, Joris Mertens. Confronter mes interprétations à ce que l’auteur souhaitait présenter à ses lecteurs m’a permis d’affiner mon regard sur l’œuvre…

Avec Nettoyage à sec, on suit la vie de François, chauffeur pour une blanchisserie, un travail mal payé auquel il est néanmoins fidèle. Sa vie ne connaît que très peu de joie, c’est un être gris et résigné, menant une existence ennuyeuse. Il est coincé dans une routine monotone que Mertens montre en miroir grâce à la pluie incessante qui tombe à chaque page du livre.

« J’ai bien aimé dessiner un personnage, François, qui n’est pas spécialement sympathique. Il est chauve avec ses quelques cheveux restants plaqués sur son crâne. […] Il a un travail assez répétitif, comme beaucoup de gens et c’est comme ça, ça n’est ni bien, ni mal. »

 

Les personnages sont aussi absorbés par la pluie que par l’agitation de la ville, ses magasins, ses enseignes publicitaires et son trafic. « [François] fait partie de la ville, nous précise l’auteur, il est formé par celle-ci. Les personnages sont usés par cette ville, un peu plus chaque jour, sans qu’ils ne s’en rendent compte. » En effet, sur de nombreuses planches, les traits verticaux impressionnants, entièrement constitutifs des dessins de Mertens, sautent directement aux yeux. Les protagonistes évoluent au milieu de bâtiments imposants et écrasants qui nous rappellent Metropolis ou les descriptions poétiques de Verhaeren sur les « villes tentaculaires ».

À la lecture de Nettoyage à sec, une question vient rapidement à l’esprit : est-on à Paris ou à Bruxelles ? Le nom de la ville n’est jamais mentionné et l’auteur prend un malin plaisir à nous balader. Les premières pages avec ses larges boulevards, ses grandes enseignes et ses nombreux cafés nous font penser à Paris. Pourtant, quand on y regarde d’un peu plus près, quelques détails nous font douter. Cette librairie qui vante un magazine nommé « Mouche télé » est-elle un clin d’œil à Télémoustique ? Les feux de signalisation sont également bien belges avec leurs rayures blanches et rouges ! À ce sujet, l’auteur nous donne une réponse ouverte…

« C’est une sorte d’amalgame de Bruxelles, Liège et Paris. C’est drôle parce que les Belges, et surtout les Bruxellois, disent qu’on y voit bien Bruxelles, et les Français disent que c’est clair que c’est Paris. […] L’idée était de me servir du patrimoine belge et de construire ma ville à moi. J’aime que tout le monde y trouve sa propre représentation. »

Au milieu de ces paysages, Mertens joue sporadiquement avec un contraste de couleurs. Les planches présentent majoritairement des tons gris et sombres pour nous plonger dans cette ambiance pluvieuse, mais quelques coups de crayon illuminent parfois cet ensemble morose. Dès que François entre dans un endroit riche, humainement ou matériellement, on est assailli par la prédominance du jaune et du rouge. Ces couleurs sont utilisées à la fois pour mettre en avant les endroits fastueux (comme les scènes dans un hôtel de luxe), et pour caractériser les quelques moments ensoleillés de la vie de François. Ses passages au kiosque à journaux tenu par Maryvonne et sa fille, Romy, les deux personnes qui comptent le plus à ses yeux, sont toujours baignés de lumière. On comprend rapidement que François, en homme d’habitude, s’y rend régulièrement et y joue religieusement au Lotto. Il espère gagner le gros lot, non pas pour sortir de sa morne existence, mais afin d’acheter une maison à Maryvonne. Une certaine humilité caractérise la position de François, personnage triste et pluvieux, face aux personnalités flamboyantes de ces deux femmes. 

« On pourrait dire que François est un peu amoureux de Maryvonne, mais ça n’est pas exprimé explicitement. J’aime beaucoup l’idée que ce soit très contenu, que ce ne soit pas une représentation classique de l’amour. Il veut avant tout faire du bien et les aider. […] Cela ne doit pas être traduit en mots pour qu’on le sente. François est déjà découragé dans la vie, il pense qu’il ne doit s’attendre à rien, mais il veut les [Maryvonne et Romy] rendre heureuses. »

Après cet arrêt quotidien à l’aubette, il franchit la porte de son établissement favori pour y prendre un café avant de se rendre au travail. À nouveau, une impression de chaleur bienvenue inonde ces pages qui dépeignent les seuls moments joyeux de ses journées monotones et répétitives. Les quelques successions de couleurs permettent de vivre les émotions de François sans que l’auteur n’ait à poser de mots dessus. « Je joue beaucoup avec l’idée que François est en dehors, sous la pluie, trempé, et que tous les endroits agréables amènent de la chaleur, nous dit l’auteur. Cela rompt la solitude du personnage. »

Mertens a travaillé trente ans dans le milieu du cinéma et cela se ressent dans sa BD. Les pages alternent des passages dialogués dans lesquels les personnages sont représentés de près avec beaucoup de détails, et des passages plus contextuels ne montrant que le paysage urbain qui occupe généralement une double page.

« J’aime bien l’idée de reculer d’une scène. Par exemple, dans un film, il y a des passages avec de la musique et juste des paysages. Ce sont des séquences qui permettent notamment de marquer le temps qui passe. Et puis, on zoome, il y a une scène avec un dialogue et ensuite, à nouveau, on recule… »

Les personnages de Mertens sont toujours très expressifs. Des cases peuvent se succéder avec seulement de petites variations dans le regard ou dans la moue exprimés par le visage des protagonistes.  Ces derniers sont d’ailleurs toujours dessinés en mouvement, occupés à de petites tâches souvent insignifiantes.

« Dans le cinéma, j’ai appris que le comédien doit toujours avoir quelque chose à faire pendant qu’il joue. On voit souvent dans les BD que les personnages sont très statiques. Cela m’a beaucoup aidé de faire en sorte que les personnages fassent toujours quelque chose : François prend sa cigarette, il boit son thé… Ça permet de dynamiser les scènes. »

L’intrigue de l’histoire est presque un prétexte pour développer la psychologie des personnages et la scénographie. Elle ne manque cependant pas de nous surprendre. Une fois le décor planté, on suit François dans une journée de travail à l’apparence assez banale. Il doit former un livreur fraîchement débarqué, le neveu de la patronne, particulièrement peu dégourdi. Après avoir manqué de mourir plusieurs fois à cause des compétences de conducteur douteuses de son nouveau collègue, ils arrivent à la dernière adresse de la tournée, une maison perdue dans la forêt. C’est à ce moment, comble de malchance, que leur pneu décide de crever. François se rend donc seul, sous une pluie battante, vers la maison, pendant que son collègue s’occupe de la camionnette. Sur le chemin, il croise deux enfants en anorak jaune, seuls au milieu des bois. Quelque peu étonné, François poursuit son chemin et sonne à la porte : personne ne répond. Il y entre et découvre alors un macabre spectacle avec, au milieu de la scène, un sac. La symbolique du sac semble appréciée par Mertens qui l’a déjà mis en scène dans sa précédente BD, Béatrice. À côté de sa connotation un peu mystérieuse, c’est en fait une anecdote personnelle qui a inspiré l’auteur :

« Quand je travaillais sur un film, à Anvers, je devais passer régulièrement devant une friche. Au milieu, il y avait un sac rouge en plastique dans lequel il semblait y avoir quelque chose de rectangulaire. Un jour, je suis allé voir et j’y ai trouvé un album photo des années 80, pas très beau, avec des gens très moches à l’intérieur. Mais l’idée d’un sac à l’abandon a stimulé mon imagination. »

© Klaas De Scheirder

Je n’en dirai pas plus sur l’intrigue, la suite des évènements se révèle quelque peu inattendue mais surtout profondément cynique.

Avec Nettoyage à sec, Mertens ne tente pas de nous vendre une histoire romancée, bien au contraire : la réalité y est décrite de manière crue mais juste. Une maîtrise d’autant plus impressionnante de l’auteur, qui captive son lecteur malgré la vie routinière d’un personnage qui aurait pu d'emblée sembler peu attachant.

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Nettoyage à sec

Joris Mertens
Rue de Sèvres, 2022
119 page